L’intervention de l’activiste Laurence Ndong au premier Sommet Russie-Afrique qui s’est tenu la semaine dernière continue de susciter des réactions. L’essayiste gabonais Marc Mve Bekale adresse à l’oratrice cette « épistolaire » en réaction à sa déclaration du 24 octobre à Sotchi (Russie). Lecture.
Lettre à notre frangine Laurence Ndong
A propos de son séjour chez le tsar Vladimir Poutine
Chère Laurence,
Cette lettre a d’abord été conçue sous la forme d’un article. Mais eu égard à sa tonalité sulfatée, j’ai opté pour le style épistolaire afin d’y ajouter un peu d’eau et d’éviter des brûlures inutiles.
A l’occasion du premier sommet Russie-Afrique, organisé à Sotchi du 23 au 24 août, tu as été invitée à prendre la parole aux côtes d’autres activistes devant un parterre de chefs d’Etats et de gouvernements africains, dont beaucoup n’ont aucune once de légitimité démocratique. A regarder le spectacle pitoyable de ces dirigeants débitant, devant le tsar Poutine et à toute vitesse, leurs argumentaires commerciaux tels des VRP maladroits, l’on n’est pas fier de l’image que l’Afrique renvoie au monde.
Une tribune t’a été offerte. Elle était belle et empoisonnée. Un piège à ciel ouvert. Comme celui qu’on tend à la volaille affamée en l’attirant dans un enclos avec des graines d’arachides et de maïs.
Tentée par la splendeur des mises en scène médiatique, la visibilité dans la cour des grands, tu es tombée dans le jeu élaboré par Poutine, consistant à ratisser large dans sa stratégie de restauration de la grandeur perdue de son pays. A cet égard, l’Afrique, ses dirigeants, ses activistes politiques ne sont que des pions dans une compétition assimilable au retour de la guerre froide. Une compétition dont de brillants Africains ont payé un lourd tribut. C’est un jeu par lequel Poutine tente de mettre l’Europe hors-jeu, et peut-être un jour les USA, qu’il tient aujourd’hui par la barbichette au travers de sa marionnette Donal Trump, qui en a une trouille bleue.
Tu as répondu aux sirènes de Sotchi. A la tribune, un peu émue, ton discours a été plutôt modéré, comparé à la diatribe prononcée par Nathalie Yamb, femme politique ivoirienne, contre la France. Juste dans son essence, le procès de Mme Yamb a péché par le lieu où il a été mené. Ce qui en a affaibli la pertinence.
En 2016, tu as publié un livre à la tonalité zolaesque : Gabon, pourquoi j’accuse. Nous nous étions rencontrés lors d’une cérémonie organisée pour la sortie de l’ouvrage d’un universitaire gabonais, écrit sur le même ton accusatoire, du côté de la Montagne Sainte-Geneviève. Tu as pris la parole avec une verve devenue encore plus tonique aujourd’hui. Mais j’ai trouvé ton récitatif sur les maux politiques gabonais un peu ennuyeux. Surtout que le diagnostic en avait déjà été établi avec maestria par d’autres avant toi. Je pense aux écrits de Martin Edzodzomo-Ela De la démocratie au Gabon (Karthala, 1993) et Mon projet pour le Gabon (2000).
Par ton dynamisme, ton charisme oratoire et esthétique, qui te rapproche d’un personnage tel que Winnie Mandela, tu es devenue l’égérie de la résistance gabonaise. Aidée des réseaux sociaux, tu as fait l’unanimité au sein des groupes d’opposition à la dynastie des Bongo.
Malgré le phénomène de transhumance politique et la volatilité des allégeances, le combat mené au Gabon depuis les conférences nationales de 1990, s’enracine dans des valeurs éthiques dont l’enjeu essentiel vise à la renaissance du continent par la reconnaissance de la souveraineté de ses peuples et le respect des droits humains inscrits en préambule des constitutions africaines. Tu l’as rappelé à la fin de ton discours à Sotchi : « Respecter la souveraineté d’un peuple, c’est aussi respecter l’expression de son vote. Or, l’absence de transparence lors des élections en Afrique, cumulée à l’absence d’alternance démocratique et l’absence de limitation des mandats présidentiels sont aujourd’hui de réelles causes d’instabilité en Afrique ». [...] Tu conclus : « la souveraineté et le respect de la dignité des peuples africains doivent être le socle sur lequel la coopération entre la Russie et l’Afrique s’édifiera ».
Franchement, Laurence ; prononcé dans la Russie du potentat Vladimir Poutine - qui croit davantage à la souveraineté des Etats qu’à celle des peuples -, ce discours apparaît problématique. Parce que je puis t’avouer que si Poutine organise un grand raout avec les chefs d’Etats et de gouvernements africains, ce n’est guère dans le but de restaurer la souveraineté et la dignité des populaces miséreuses qui quittent l’Afrique « préférant mourir plein d’espoir en mer au lieu de vivre sans espoir auprès de leur mère », selon une image à la fois visuelle et sonore devenue ta punchline contre l’appauvrissement de l’Afrique. Le sort des populations africaines n’est pas la tasse de thé de Poutine. Ainsi en va-t-il de sa philosophie de la souveraineté des Etats. Chacun fait ce qu’il veut chez lui. Démocratie ou dictature, on n’intervient pas.
Sur les Africains, Poutine partage certainement la même vision raciste que son ami Donald Trump, lequel, à l’occasion d’une rencontre avec le Congrès américain en 2018, a déclaré ne plus vouloir accueillir les immigrés issus des « pays de merde » (« shitholes countries », selon l’expression du président américain). A-t-on jamais entendu Vladimir Poutine s’élever contre les violences racistes envers les Noirs en Russie ? A fortiori se prononcer en faveur de la dignité, des droits de l’homme et de la démocratie dans le monde.
Poutine a inauguré son sommet en réponse à ce que font les autres grandes puissances. C’est devenu une nouvelle tendance : un seul pays (la Russie, la Chine, la France, le Japon) convoque tout un continent afin de débattre des partenariats économiques. Quelle image ce type de sommets donne-t-elle de l’Afrique ? Ces réunions, ajoutées aux images apocalyptiques des naufrages en Méditerranée, font apparaître l’Afrique comme une grande malade, un continent en agonie dont chaque nation développée prétend apporter le remède à sa guérison.
Issu du KGB, Vladimir Poutine maîtrise le jeu du pouvoir à la perfection. Ses fondements et ses mécanismes. Dans sa stratégie de restauration de la grandeur russe, il a décidé d’affaiblir ses adversaires occidentaux en s’attaquant à ce qui constitue leur essence : la démocratie. Sa plus belle réussite a été l’élection de Donald Trump, aujourd’hui confronté à une menace de destitution en raison de manœuvres obscures en Ukraine et des liaisons dangereuses avec la Russie, qui ont sans doute coûté l’élection présidentielle à Hillary Clinton.
La Russie, comme n’importe quelle grande puissance, travaille pour ses intérêts. Se jeter dans les bras du tsar Poutine au nom de la lutte contre le néo-colonialisme français reviendrait tout simplement à changer de maître. Accepter une nouvelle tutelle en entrant dans un autre cycle de servitude volontaire. Parce que l’agenda de Poutine vise moins l’avancement des peuples africains que le rééquilibrage des rapports de force qui verra la Russie rayonner à nouveau sur la scène mondiale face à l’Europe et aux Etats-Unis.
Ce fut donc un jeu de dupe d’avoir été prononcé un discours sur l’humanisme dans un pays où l’on fait pire qu’au Gabon en commanditant l’assassinat des journalistes. Je pense à Paul Klebnikov, 41 ans, tué le 9 juillet 2004, Anna Politkovskaïa, 48 ans, tuée le 7 octobre 2006, Natalia Estemirova, 50 ans, tuée le 15 juillet 2009. Contre ses opposants et les activistes politiques, le régime de Poutine dégaine toujours l’arme fatale. Il les traque avant de les éliminer et protester de son innocence. Aux plus chanceux, il réserve la prison. Et mon avis, chère Laurence, est que tu n’aurais jamais mis les pieds en Russie si tu avais osé prononcer un mot de travers contre Poutine à la mémoire de Klebnikov, Politkoskaïa ou Estemirova et des activistes morts pour la liberté qui est au cœur de notre combat à tous. Poutine t’aurait sans doute fichée et classée personæ non grata.
« Oppression Anywhere is Oppression everywhere ». J’approuve totalement ce titre d’un tableau du peintre africain-américain Willie Birch. Il ne faut point discriminer l’oppression. On a reproché pareille attitude à la star de basket-ball Lebron James - ardent défenseur des droits des Noirs aux Etats-Unis - qui a regretté que son compatriote Daryl Morey, PDG de l’équipe des Houston Rockets, ait pris faits et causes pour les manifestants hongkongais en butte à l’autoritarisme de la Chine.
Je tiens à le rappeler : sur le terrain de la négation des droits de l’homme, de la souveraineté du peuple et de la liberté d’expression, Ali Bongo et sa clique apparaissent comme des joueurs de troisième division à côté de Poutine. C’est Lalala FC face au FC Barça...
Cependant tout le monde comprendre ta démarche. Accepter n’importe quelle tribune pour défendre tes idéaux. Mais ton propos ne peut dépasser les « likes » de tes « followers », devenir audible et avoir une véritable force que si tu y injectes une dose de cohérence éthique. Le séjour à Sotchi entame quelque peu cette cohérence. Je me trompe peut-être.
Fraternellement.
Marc Mvé Bekale, essayiste
@info241.com