Qu’est-ce-que la théorie postcoloniale ? Illustration conceptuelle pratique avec la presse gabonaise
Dans cette analyse pleine d’intérêt, Jean Stanislas Wamba enseignant-chercheur à l’Institut de Recherche en Sciences Humaines (IRSH) du Gabon se propose d’élucider la théorie postcoloniale. Ce, au travers de deux organes de presse écrites aux lignes éditoriales diamétralement opposées. Lecture.
Émergeant à la fin des années 1970 et se proposant de relire le texte colonial dans ses plis et replis, le post-colonialisme, par ses postulats heuristiques semble avoir acté sa difficile réception en France, malgré les travaux de Nicolas Bancel, ( Le postcolonialisme 2019) et ceux de Jean-Marc Moura ( La théorie postcoloniale et francophonie, 2001) entre autres. Mieux porté par le courant des postcolonial studies dans l’espace anglo-saxon par des voies des subalternes, tels Homi Bhabha, Edward Said, Gayatri Chakravorty Spivak, dans l’espace francophone africain, sa percée plutôt assez équilibrée est lustrée par des figures comme Achille Mbembe ( Sortir de la grande nuit , 2010) ; Mamoudobu Diouf (L’Historiographie indienne en débat. Sur le nationalisme, le colonialisme et les sociétés postcoloniales, 1999) ; Elisabeth Mudimbe-Boye (Essais sur les cultures en contact : Afrique, Amériques, Europe , 2006)… Une prégnance assez modérée dans l’espace francophone donc en lien avec l’histoire coloniale délicate de la France dans sa relation complexe avec ses anciennes colonies.
Des concepts théoriques hétérogènes
Pour autant, les travaux exploitant des concepts théoriques qui en sont issus, se sont multipliés, sans que les démarches pratiques qui leur servent d’illustration ne soient toujours clairement posées. Centre, marge, périphérie, ambivalence, mimique, négociation, tiers-espace, tiers-lieu, hybridation, métissage, etc. Cette grande hétérogénéité des concepts exploités par la théorie postcoloniale n’est pas à facilité la tâche. Nous proposons une illustration pratique des métaphores spatiales par l’exploitation des notions de centre et marge périphérique , à travers les exemples des occurrences l ’Union , quotidien gouvernemental et figure emblématique des idées du Parti Démocratie Gabonais, parti au pouvoir et Echos du nord, un journal satirique excentré de par sa ligne éditoriale et plus orientée à déconstruire le récit linéaire et l’iconographie véhiculé par l’Union .
La relation entre l’Union et Échos du nord
En effet, depuis les années 1970, l’Union est le baromètre de la vie publique gabonaise. Pour autant, Échos du nord bien que journal récent, marginal par sa ligne éditoriale et par sa dénomination - référence géo-spatiale - ne se propose pas moins d’interroger l’ensemble du microcosme politique, social, économique de toute la Nation gabonaise. La particule nord étant du registre périphérique, au même titre que le sud , l’est ou l’ouest. Ce positionnement éclaté par rapport à l’instance fédératrice et intégratrice symbolisant le Centre n’est pourtant pertinent que s’il induit l’idée d’éloignement d’avec un cadre englobant et représenté dans le contexte gabonais par l ’Union. En effet, l’Union est synonyme de Site unificateur. L’Union constitue la racine plurielle et gage idéologique de l’unité de la nationale gabonaise chère aux gouvernants. L’Union renvoyant au Nous d’une République-Une-et-Indivisible, un seul territoire, une seule mère-patrie contenant le sud, l’est , l’ouest , le nord qui sont le fondement de l’homogénéité identitaire du Gabon.
Or, Échos du nord ne peut s’interpréter a priori que si l’on envisage une identité autre, localisable ailleurs que celle venant de l’Union. Autrement dit, l’Union partage avec Échos du nord des espaces excentrés. Là où le quotidien gouvernemental dissimulerait l’événement ou censurerait l’information, Échos du nord en révèlerait la teneur. Là où l’Union laisserait les blancs et les suspensions, Échos du nord peindrait une toile colorée. Ainsi Échos du nord entreprend le processus de construction de son identité d’organe de presse crédible en se démarquant de l’Union qu’il fait passer pour un journal partial. Les « misères » de l’Union seraient alors le catalyseur de l’affermissement de l’identité des Échos .
On reconnaît ici les thèses développées par Edward Saïd dans Orientalism. L’Orient créé par l’Occident (1995). Ainsi, peut-on lire dans les colonnes des Échos : « Dans ce pays – Gabon – les archives du quotidien ‘’ l’Union’’ sont remplies de faits judiciaires concernant des personnes ayant usé de faux documents. A ce niveau, l’acte de naissance de sa petite majesté Ali Bongo Ondimba né, dit-on, Alain –Bernard Bongo, en tout point, ne tient pas du document régulier. Ne devrait-il pas être un cas judiciaire à l’heure où nous nous trouvons ? » (Echos du nord , n°286, du mardi 26 mais 2015). La référence à l’ Union pour les Échos renforce non seulement l’opposition entre journal crédible et non crédible, mais encore ancre cette sortie satirique qui ose s’interroger sur l’État civil du Président dans sa différence identitaire et de presse affranchie des diktats du pouvoir, audacieux et véridique, pour afin contester la position centrale qu’occupe le journal gouvernemental, gageant ainsi le pari de lutte de pouvoir entre les deux organes de presse.
L’affirmation des identités
En réalité, le fait pour Les Échos de se focaliser sur les insuffisances de l’Union participe du processus de construction d’un éthos de dépouillement de soi ; d’une conduite lui permettant de se départir de ses propres laideurs, de se dévêtir de ses errements personnels dans la perspective de se forger une identité respectable. Il s’agit donc pour les Échos, organe périphérique à première vue, de conforter son positionnement de résistance à la domination du Centre symbolisé par l ’Union qui est synonyme de lieu de parole officielle et de site de pouvoir décisionnel, mais encore un acte qui engage la déconstruction des frontières éditoriales érigées entre l’espace de l’Union et celui des Échos.
Du reste, Edward Saïd a montré comment l’Occident pense et conçoit l’Orient qui ne serait rien d’autre qu’une partie intégrale de lui-même, après que le premier ait transféré ses propres laideurs sur le second par le biais des productions littéraires savantes. Pour exister donc, Échos du nord doit souvent puiser dans les ressources que lui fournisse l’Union tout en se retournant contre le quotidien gouvernemental. Autrement, le discours des Échos n’est que le produit d’un processus d’assimilation , d’ imitation , de mimique de l’Union par une démarche transfuge, qui est la caractéristique de l’être ambivalent .
On retrouve ici un autre concept opératoire de la théorie post-coloniale proposé par Homi Bhabah ( Of Mimcry and Man : The Ambivalence of Colonial Discourse , 2002). L’ambivalence des Échos s’explique par le fait que deux volontés s’opposent en lui : dans le fait d’être attiré d’une part par la partialité de l’Union , d’autre part en s’appropriant de ses manques, de ses blancs qui lui permettent en retour d’existe en tant que journal satirique de premier plan ; et en même temps en présentant l’Union à l’arrière-fond comme un organe de presse sans objectivité.
Cette coexistence des tendances contradictoires de rejet et d’appropriation est typique aux pulsions antagonistes qui animent le sujet subalterne postcolonial ; le tout dans l’idée de contester l’hégémonie du Centre. Échos du nord, instance périphérique de par son positionnement éditoriale et sa dénomination excentrée, fait que par sa verve sans concession, l’éthique et la déontologie de l’Union , quotidien gouvernemental étiqueté au centre soient ainsi contestées faute d’une lecture objective des faits qui semblent avérés et de l’actualité quantifiable en cours mais passés sous silence pour ne point égratigner le pouvoir en place.
Les Échos du nord aide ainsi par sa démarcation du Centre à penser à la reconstruction dynamique de l’information véritable dans sa globalité et son homogénéité, ou du moins de l’identité informationnelle nationale qui se révèle à première vue fragmentée, mais se structurant dans un espace métis, hybride , relationnel d’un organe de presse à l’autre. En ce sens, Échos du nord déstructure la cohérence identitaire telle que proposée par l’Union pour faire émerger à la fois l’information venant du sud, d’est, d’ouest, du centre et du nord « dans une pratique du détour » (Mudimbe-Boyi, Essais sur les cultures en contact , Afrique , Amérique, Europe 2006, p. 54), par une rhétorique « altérifiante » (Mudimbe-Boyi, p. 56). En encrant l’axe centre/périphérie dans des positions flottantes. En d’autres termes, les harmonies des échos venant du nord ne peuvent être perceptibles que dans le va-et-vient des regards croisés et se négociant avec l’ Union dans le tiers-espace .
Jean –Stanislas Wamba , Dr. en Langues et Littératures Françaises. Spécialité : Littérature et postcolonialisme . Chercheur – Enseignant, IRSH – CENAREST. Libreville- Gabon
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